"Anita, de Groix"

"Dans les temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire"

L’île du Groin

Publié le 25 avril à 11:54

Ce fut d’abord un mystère : Comment des sangliers ont-ils pu se retrouver sur l’île de Groix ? Puis une indignation, lorsque la mère et ses trois petits ont été abattus. Et enfin, plein d’autres choses : des considérations philosophiques sur la chasse, une mise en lumière des difficultés liées à l’arrivée de nouveaux habitants depuis le Covid et un cas d’école de la façon dont une affaire locale devient nationale. De quoi prendre le bateau pour aller voir.

D’ABORD, Marie-Laure n’y a pas cru. Un sanglier à Groix, vraiment ?
De mémoire de Groisillonne, 82 ans au compteur, on n’a jamais connu "pareil animal sur le caillou". Et puis, comment aurait-il pu débarquer ? Marie-Laure pose le petit sac de courses devant son portail et pointe le terminus de la rue de Port Mélite, quelques centaines de mètres plus bas. Ici, toutes les routes s’achèvent sur la même impasse : "Il n’y a que la mer tout autour. Franchement, vous l’imaginez traverser à la nage avec trois petits dans le bide !" Car c’est ainsi qu’enflait depuis la mi-mars la rumeur de ce scénario digne des plus grands Disney : fuyant une battue sur le continent, une laie gestante aurait affronté les flots sur une dizaine de kilomètres, franchissant notamment les Courreaux de Groix, ces bas-fonds rocheux redoutés par plus d’un marin pour leurs courants, avant d’accoster sur la plage des Grands Sables et de trouver refuge dans un coin de ronces alentour pour y mettre bas trois marcassins.
Las, ce lundi 25 mars au soir, quand elle a entendu les détonations à quelques encablures de son jardin au moment où elle terminait son dîner devant la télévision, Marie-Laure a dû se rendre à l’évidence. Non seulement une petite famille de cochons sauvages rôdait bel et bien dans le petit hameau de Kermoël, mais elle avait aussi été déjà décimée par les chasseurs. Aujourd’hui encore, elle ne peut réprimer un petit soupir de désolation : "Pauvres bêtes, ça fait quand même mal au coeur cette histoire, non ?"

Marie-Laure n’est pas la seule à avoir été gagnée par l’émotion devant ce conte moderne. Sur la petite île du Morbihan, grande d’à peine quinze kilomètres carrés, l’épopée de la laie est vite devenue l’objet de tous les fantasmes. D’abord, donc, comment l’animal s’est-il retrouvé là ? La saison de la chasse étant officiellement close depuis le 29 février dans le département, sauf pour le sanglier - dont l’abattage est autorisé jusqu’à la fin mai "au regard des dégâts occasionnés et de la prolifération de l’espèce" rappelle la préfecture du Morbihan, certains ont imaginé une introduction en douce, pour le simple plaisir d’un ultime coup de gâchette. Impossible, assure Victor Millour, le vétérinaire de l’île, "Il faudrait réussir à anesthésier l’animal, ce qui n’est pas une mince affaire, pour ensuite le cacher plusieurs heures dans le coffre d’une voiture, en espérant qu’il ne se réveille pas au milieu de la traversée en bateau...Je mets au défi quiconque d’entreprendre une telle folie." Reste donc l’option de la traversée à la force des cuisseaux : "L’ancêtre du sanglier tel qu’on le connaît en Europe vient d’Indonésie et était donc un excellent nageur, puisqu’il était habitué à passer d’île en île" éclaire Raphaël Mathevet, écologue et directeur de recherche au CNRS, qui estime "tout à fait plausible" la performance de la laie groisillonne.
Ce qui fait dire à Yolande que "la nature est plus forte que nous". Venue de Rennes afin d’ouvrir la maison de sa fille pour les beaux jours et "la saison des locations", elle a retrouvé l’île dans un drôle d’état d’ébullition, bien loin de la quiétude qu’elle y affectionne à cette époque de l’année, quand le sentier côtier est encore plein d’ail triquètre, de criste marine et autres plantes comestibles, avant que ne déboulent les touristes. "Au troquet, ça jasait sévère,tout le monde avait un avis sur le sujet", rapporte-t-elle entre deux coups de tondeuse dans son jardin, du côté du carrefour dit de l’Apéritif. C’est que le sort réservé à la laie a vite déchaîné les passions chez les quelques 2.000 habitants de Groix. Il y a tous ceux qui demandaient à épargner ce sanglier jugé "héroîque"", à l’image de Vincent : "On aurait pu stériliser la laie et ses marcassins, ou envisager de la réintroduire dans son territoire d’origine. Il existe plein d’autres solutions que l’abattage." Pour sa part, en tant qu’ancien capitaine des pompiers à Groix, André estimait la cohabitation "trop dangereuse" à l’heure où l’île s’apprête à voir sa population multipliée pas six ou sept. "Mais ne pouvait-on pas au moins les euthanasier ? Ce n’est pas leur rendre hommage que de les tuer par balle."

"UN PRELEVEMENT DANS LES REGLES DE L’ART"

Et puis il y a Olivier Pressoir, le président de l’Amicale groisillonne, la société de chasse. Quand des traces de pas du suidé furent repérées sur la plage, il fut l’un des premiers alertés, sur son portable, il en exhibe une photo en date du 11 mars 2024. Il fut aussi aux avant-postes au moment de constater les premiers ravages causés dans le jardin, et plus particulièrement sur le mini-golf, d’une résidence secondaire de Kermoël. C’est encore lui, ensuite, qui mena la traque, à l’aide d’une caméra qui confirmera vite la présence des animaux. Dès lors, le jeune retraité de 60 ans, qui fut tour à tour chauffeur de taxi, employé de conserverie, dératiseur et agent d’Ehpad après son arrivée sur l’ïle en 2002, n’a pas tergiversé : "Vous savez combien on abat de sangliers chaque année ? Plus de 800.000 en France. Et vous savez combien ça coûte aux fédérations de chasse qui assurent l’indemnisation des dégâts ? Rien que pour le Morbihan, 411.000 euros en 2023." L’homme reste droit dans ses bottes au sujet des "nuisibles", la loi est claire, et il n’a fait que la respecter - ce que confirment les services de la préfecture. Alors que les 63 chasseurs de l’Amicale sont plus habitués aux faisans, aux lapins et, quand ils ont de la chance, aux bécasses, c’est ici la technique de l’affût, plus discrète pour abattre la famille sanglier. Un "prélèvement dans les règles de l’art", assure Olivier Pressoir : si les trois marcassins ont été enterrés, la laie de 45 kilos sera bel et bien "honorée" comme il se doit - par exemple sous forme de terrines.

Mais l’histoire n’est pas terminée. Car depuis, c’est bien lui que se retrouve sous le feu nourri des critiques. Du comptoir des cafés, la controverse s’est déplacée sur la toile, avec "son déferlement de juges d’instruction", observe l’un des dernier pêcheurs de l’île. Anita Ménard est bien placée pour le savoir : c’est elle qui a allumé la mèche en publiant l’information sur son blog "Anita, de Groix". A 87 ans, cette ancienne infirmière de secteur psychiatrique, ex-syndicaliste, se définit comme une "lanceuse d’alerte" publiant quotidiennement des petits billets pour "faire la révolution". Mais en dénonçant "l’appât du gros gibier (qui) fait sortir les chasseurs du bois" dans son post initial, elle ne pensait pas mettre ainsi le feu aux poudres. En quelques heures, sa page explose, est consultée plusieurs milliers de fois et suscite nombre de commentaires. Très vite, l’agitation se déporte sur les pages Facebook consacrées à la vie groisillonne avant de se répandre en un rien de temps dans toute la France au fil d’articles repris dans la presse nationale, Et Olivier Pressoir se retrouve au cœur d’un "shitstorm". "Je suis devenu l’assassin nazi, tueur d’enfants, pourchasseur de migrants, psychopathe et alcoolo dégénéré". énumère-t-il quelques heures après avoir fait constater plusieurs menaces de mort à la gendarmerie. Après la famille sanglier, Groix se découvre un nouvel intrus, tout aussi ravageur : les réseaux sociaux et leur cortège d’hystériques anonymes. "Ici, tout le monde se connaît, et même si on a parfois la tête un peu près du bonnet, personne n’oserait se livrer à des insultes aussi abjectes, assure Anita, qui regrette un véritable tsunami cynégétique qui laissera des séquelles."

Chasseurs contre Parisiens
De fait, Jo Le Port affirme ne pas avoir souvenir d’un sujet qui ait autant divisé la population à Groix. Adoubé comme "mémoire vivante" de I’île et de sa trentaine de hameaux, l’homme à la barbe blanche et à la vareuse lie-de-vin en a pourtant compté, des débats enflammés, qu’il s’agisse du vaccin contre le Covid ou de la nouvelle piste cyclable, sans oublier la gestion de l’eau par temps de sécheresse. Mais cette fois, la mise à mort du sanglier a pris des airs d’affaire Dreyfus, déchirant familles et amis. Rien d’autre qu’un sempiternel remake du débat sur la chasse ? Ce serait un peu plus compliqué que ça, estime Raphaël Mathevet également coauteur de "Sangliers, orphies d’un animal poiitique en 2022" : "Cette histoire illustre surtout le conflit entre deux éthiques, une éthique environnementale qui raisonne en termes de régulation. considérant que l’arrivée d’un sanglier sur un tel territoire bouleverse considérablement les grands équilibres écologiques et la structure de la végétation. De l’autre, une éthique animale qui remet la question de l’empathie au centre de l’équation, en interrogeant le droit de vie ou de mort que détiennent les humains sur le reste du monde vivant".

Peut-être aussi que l’affaire cristallise d’autre clivages. Car "il est évident que la sociologie de l’île change, et les nouvelles populations sont moins favorables à la chasse", analyse Anita. Sur le groupe Facebook *Qui voit Groix voit sa joie", quelques commentaires ironiques laissent ainsi poindre des tensions, par exemple sur la crise du logement qui frappe l’île, et qui fut récemment accentuée par l’arrivée de nouveaux habitants venus s’y installer pour fuir la ville et profiter de la vie insulaire. Exemples : "[La laie] allait sûrement acheter une maison et faire venir tous les sangliers du continent pour anéantir les Groisillons de souche", ou encore : ’Vous préférez une propagation de Parisiens ou de sangliers." À travers cette histoire, certains sont tentés de voir un conflit larvé entre les néos et les anciens, constate François, charpentier sur l’île. Mais le vrai problème. c’est le manque de dialogue entre les différentes catégories de population." Ce que la chronologie de "l’événement" fait aussi rejaillir : le 27 mars au matin, l’association locale Le Graho, créée l’an passé dans le but de "participer à la réflexion et à la mise en oeuvre de la transition écologique sur l’île de Groix", sollicite la mairie par e-mail afin d’organiser une grande réunion de concertation pour que "soit prise la bonne décision en tenant compte de l’émoi de nombreux Groisillons". Or à cette date. la famille sanglier a déjà été abattue, ce que peu de monde semble savoir sur l’île - le journal Ouest-France dévoilera l’information 36 heures après ]es faits. Le maire lui-même était-il au courant ? Après dix jours de hautes turbulences, l’édile continue de se murer dans le silence, refusant toute interview pour ne pas "alimenter le buzz et le grand n’importe quoi." Olivier Pressoir, lui, jure avoir agi de concert avec les autorités municipales, tout en assumant sa responsabilité : " En tant que délégataire du droit de chasse, je suis le seul décideur, n’en déplaise aux gens. Je n’ai besoin de personne, pas plus du bon Dieu que de ses saints ! Est-ce que je vais demander à la maitresse d’école si elle est dans les clous quand elle vire un élève de son cours ? Que chacun s’occupe de ses affaires."

D’où cette grande question,. qui anime désormais les fins de soirée à Groix ; la chasse peut-elle n’appartenir qu’aux chasseurs ? Un vrai enjeu de démocratie, poursuit Raphaël Mathevet : "Aujourd’hui. les textes de loi donnent effectivement un certain nombre de droits au monde cynégétique. Dans le même temps, il y a une vraie aspiration citoyenne à pouvoir redonner une place au monde sauvage dans nos sociétés. Il faut pouvoir en discuter, loin des stigmatisations et des leçons de morale." Sur le caillou. la rencontre a fini par avoir lieu le mardi 2 avril. Dans la petite salle des fêtes, et toujours sans le maire, Le Graho a donné la parole à Olivier Pressoir. venu escorté de quelques camarades chasseurs. Sur le papier, un certain choc des cultures avec cette association se présentant comme " une organisation horizontale " et rassemblant des actrices citoyennes et des acteurs citoyens joyeux, inspirants et déterminés à s’engager pour le transition écologique, Mais l’échange a vite laissé place à une séance de thérapie collective. À la voix chevrotante d’Olivier Pressoir, témoignant de " l’ignominie" vécue sur Internet, ont ainsi répondu des voix de compassion et des appels au dialogue, afin de "trouver des points d’accord et non toujours de désaccord." Comme si l’île toute entière formulait soudain le besoin de retrouver un peu de son calme. Mais pour combien de temps ? Les mieux informés taisent volontairement la dernière rumeur : à Groix, plusieurs témoins racontent avoir aperçu d’autres sangliers.

- Tous propos recueillis par Barnabé Binctin sauf mention

(Society N°218 Avril 2024)

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