"Anita, de Groix"

"Dans les temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire"

Il faut sauver notre Paradiso (3)

Publié le 30 octobre 2017 à 15:02

par Lucien Gourong

Les propriétaires de la Baraque Ciné auraient-ils pu être les Moysan ? Il le semble puisqu’en 1929, Pierre Marie Mathurin Moysan est considéré comme propriétaire et directeur de cinéma. Le couple habite alors route du Gripp. Installés dans leur nouvelle salle édifiée sur la dite route, au croisement d’avec la grande route de Port-Tudy, les Moysan en assuraient encore le fonctionnement durant la guerre où les Allemands n’interdirent pas les projections. La salle fut en 1942 le lieu des premiers baisers de mon père et de ma mère. Et de bien d’autres jeunes gens de leur âge. Paule Béhérec se souvient de cette époque où les occupants se réservaient les meilleures places. Il existait déjà ce que j’ai connu ensuite : la poulaille et ses sièges inconfortables en bois brut fixés au pied de l’écran. La poulaille, appelé aussi le poulailler, était réservée aux enfants et aux moins argentés. On y attrapait des torticolis et on s’y extrayait avec le derrière plus dur qu’un bloc de glaucophane – l’insigne pierre bleue de l’île - de la plage du Chauchail entre Port-Mélite et Porz Quedoul que nous prononcions Presquedoul. La poulaille était séparée des places de seconde catégorie par une barrière de bois aux montants découpés en triangle. Cette installation renforçait le caractère de parc à bestiaux que vivaient mal les adultes - qualifiés de pauvres gens formant le populo qui est souvent le cœur des vrais gens du peuple - qui, faute de moyens, étaient contraints aux places réservées à la volaille insulaire. Ce n’était pas notre cas à nous, les galibars et givors - étranges mots du vieux groisillon pour désigner les galopins que nous étions, venus le premier du nord de la France en référence aux gamins travaillant dans les mines, les galibots et le second du pays gallo où il fait référence au cultivar, le git fort - trop heureux de nous retrouver à la poulaille pour chahuter ensemble.

Le cinéma des Familles était configuré alors comme la plupart des cinémas qui avaient fait florès dans tout le pays de Lorient entre les deux guerres (Port-Louis, Keryado, Hennebont, Lochrist, Pont-Scorff) sans compter les nombreuses salles de patronages, tant catholiques que laïques, et les projectionnistes itinérants qui passaient de bourg en bourg et village en village. L’allée centrale était bordée par une rangée de sièges de chaque côté. Au bout de chaque rangée, côté allée, un strapontin, fixé au premier fauteuil, que l’on dépliait à la force du biceps et sur lequel on posait avec rapidité et lesteté le postérieur sous peine qu’il se refermât aussitôt par le mécanisme d’un ressort. Plus d’un s’y coinça les doigts. Et même autre chose. Au milieu du bâtiment, le mur de droite était percé d’une grande ouverture fermée par un imposant portail en bois sans doute prévu comme sortie de secours mais les règles de sécurité d’alors n’avaient absolument rien à voir avec celles draconiennes en vigueur de nos jours. Je n’ai jamais été témoin d’une évacuation d’urgence malgré les alertes au feu déclenchés par les charbons du projecteur qui brûlait la pellicule fondant sous nos yeux. Pourtant, on frôlait parfois la catastrophe avec le gros poêle censé chauffer une salle sans la moindre isolation. Il ronronnait tellement fort parfois qu’on se disait qu’un jour il allait nous sauter à la figure. Derrière le poulailler, une première série de sièges étaient classées 2e catégorie et dans le fond, plusieurs rangées de places dites de 1e catégorie avec des fauteuils rembourrés recouverts de tissu rouge.

Mr. Moysan et son épouse (Henriette Joséphine Le Guennec partirent vivre à Lorient (rue Marie Dorval) après avoir cédé l’exploitation de leur cinéma (sans vente des murs) à Lucien Ménager (qui habitait avec son épouse, Andrée Marie Charlotte Audureau, place de la Liberté à Keryado, tout près du Cinéma Family, situé à quelques pas, dans la rue Roger Salengro). Ménager, après des démêlés judiciaires, passa quelque temps en prison où dut se rendre le notaire lorsque Tudy Vaillant, mécanicien dans l’aéronavale, qui venait de prendre sa retraite, décida d’acheter le fonds en 1955 avant d’en acquérir les murs l’année suivante.

Mais il faut revenir au cinéma de la guerre dont se souvient Paule Béhérec pour y avoir vu M. Le Maudit de Fritz Lang - on nommait alors le soldat allemand fritz ou doryphore - qui l’épouvanta. En pleine guerre, fallait le faire. A propos de cette époque, il est réjouissant de rappeler cette anecdote que rapporte René Calloch du Bourg, le frère du cordonnier P’tit Calloch, qui fut un vrai résistant. L’état-major allemand de l’ile, raconte René Calloch, invitait des troupes de variétés pour distraire leurs troupes. Il réquisitionnait le Cinéma n’accordant que quelques places aux travailleurs de l’île à qui étaient remis des cartons d’invitation. C’est ainsi que René Calloch, bénéficiant d’un carton d’un ami, put se rendre à une de ces séances récréatives en 1944. La troupe composée d’artistes français comptait des musiciens, des jongleurs, des acrobates. René et les autres Français invités s’installèrent dans les rangs du fond tandis que devant eux jusqu’au pied de la scène ondoyait une marée de tenues vert de gris. Les Allemands applaudissaient les numéros des artistes et les musiciens qui jouaient des airs de chansons en vogue comme Bel Ami ou Je suis seule ce soir que les occupants semblaient apprécier. Soudain une note, la première d’un air, interpella les Français qui, à la suite de celles qui suivirent, se mirent à fredonner la mélodie. Les Français se levèrent, crièrent, s’extasièrent, applaudirent. Le délire ! La musique était celle de In the mood de Glenn Miller, un standard de jazz que découvrira en 1945 une France enivrée par la Libération. L’interprétation était une provocation, un défi à l’occupation dont les cerbères germaniques, qui sentaient les prémisses d’une proche déconfiture, restaient médusés à cette écoute et au déclenchement du délire qu’elle causait dans les travées françaises. Paule Béhérec qui dit se souvenir de l’événement rapporte que les Allemands auraient fait évacuer la salle.

Quand Tudy Vaillant – dont le nom est trop souvent oublié dans le sauvetage de notre adorable Cinéma des Familles - fait l’acquisition en 1955 de l’exploitation et en 1956 des murs, la salle était, après avoir était tenue par Arnoux, le beau-frère à Ménager, fermée depuis au moins deux ans. Avec son épouse, Tudy Vaillant la remit en état, changea les sièges, acquit un autre appareil de projection. Les Vaillant gérèrent avec passion cette résurrection avec l’aide de leur beau-frère et belle-sœur Albert Boterf et son épouse. Albert, militaire lui aussi, qui avait eu quelques démêlés avec la Grande Muette à propos de son engagement au Parti Communiste, était employé par son beau-frère Tudy Vaillant qui, selon sa fille Eliane, lui paya une formation de projectionniste.

Photos confiées généreusement par Gilbert Nexer que nous remercions.

à suivre...

Portfolio :

Commentaires :

  • Beaucoup d’émotion en revoyant Albert et Hélène, merci Anita...

  • Bel article ! J’apprécie toujours le contenu et le style des articles publiés sur votre site. Bravo, et continuez à parler aussi bien de Groix, que j’ai découverte il y a peu de temps et qui m’a conquise, sûrement grâce à des gens comme vous.

  • Mon seul souhait est que Groix soit vue comme une commune qui vit dans son époque et non comme une communauté figée dans le passé comme certains (qui n’habitent d’ailleurs plus là pour la plupart) voudraient la maintenir. Il ne s’agit pas de renier son passé (j’y aurais bien du mal descendant moi-même des familles les plus anciennement implantées sur l’Île) mais de faire voir que, comme partout ailleurs, on peut venir s’y installer et participer à une vie collective riche en animations. J’y ajoute mon souhait que tous doivent se préoccuper de leur avenir, en citoyens informés et conscients de leurs responsabilités.
    Je vous remercie pour vos encouragements. J’espère, malgré mon grand âge, pouvoir continuer encore un peu d’en être digne.
    AM

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